Si je vous dis “TRAVAIL D’EXPERT”, je suis certaine que la plupart d’entre vous vont penser Miami, Manhattan, NCIS… et bien non aujourd’hui, je ne vous parle ni d’Horatio Caine ni de Leroy Jethro Gibbs, je vous parle d’un “Expert made in France” qui mérite que l’on parle de son activité!
On dit bien un cabinet d’expert-comptable ? Pourquoi ne pourrait-on pas dire un atelier d’expert-châssissier ?
Réaliser des châssis, fabriquer de l’excellence et conseiller les artistes, c’est ce que Philippe Pujo, châssissier professionnel, créateur-entrepreneur et fondateur de la société Toiles de France, a mis en place dans son atelier des Hautes-Pyrénées.
Grâce à nos échanges, j’ai pu découvrir un métier fabuleux mais également un homme passionné qui aime profondément parler de son travail, des techniques traditionnelles, d’enductions, d’usinage du bois ou des matériaux qu’il utilise au quotidien.
La toile, le bois, il en fait ses spécialités et nous dévoile les clés dans l’interview ci-dessous. Comme il y a toujours un deuxième effet Kiss Cool sur ce mag’, Philippe nous livre, en plus, quelques astuces bien utiles pour repérer efficacement une bonne toile montée sur châssis.
Un article riche d’informations à partager sans modération!
– Instant Atelier –
– Châssis nus –
L’interview De Philippe Pujo
Merci sincèrement Philippe d’avoir accepté mon invitation. Je suis ravie de pouvoir réaliser cet article pour amylee.fr
1/ Tout d’abord, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs?
Je m’appelle Philippe Pujo, j’ai 36 ans, et je suis directeur de la société Toiles de France, située dans les Pyrénées, à Bagnères-de-Bigorre.
– Philippe Pujo dans son atelier –
2/ Quel est le profil de vos clients? Tout le monde peut-il vous contacter?
Le profil de mes clients est très varié, et bien sur tout le monde peut nous contacter. Notre clientèle se compose surtout de professionnels qui achètent un grand nombre de toiles tous formats et qui apprécient la malléabilité que nous leur offrons : nous aimons avoir les artistes avec lesquels nous travaillons au téléphone, afin qu’ils nous précisent les toiles qu’ils désirent.
Certains veulent faire de l’hyper réalisme par exemple, et nous nous adaptons en leur proposant des toiles extra lisses, qui ont parfois 5, 6 voire 8 couches de gesso enduites à la main, et au sabre !
– Entoilage de châssis-
Nous nous adaptons aussi au niveau des formats, très variés, en proposant du sur-mesure rapide, et surtout sans frais supplémentaires, ce que les artistes apprécient beaucoup. C’est une sorte de contrat moral entre les artistes et nous. Nous trouvons des solutions pour eux, et nous comptons sur eux pour nous faire travailler et progresser. Nous sommes plus proches de l’échange entre artiste et fabricant que du commerce. Généralement, nous pensons nos produits pour la production des artistes ET pour leurs futures expositions.
– Découpe des baguettes –
– Châssis tous formats ou sur-mesure –
Nous préparons par exemple une gamme de toiles qui se vendra directement avec une caisse américaine. Ainsi, les artistes n’auront plus qu’à peindre et à fixer la toile dans la caisse américaine pour avoir un travail fini, immédiat et harmonieux. Imaginez l’harmonie et le sérieux d’une expo d’une douzaine de toiles, toutes encadrées d’une caisse parfaitement adaptée. Le travail des artistes serait alors parfaitement mis en valeur immédiatement. C’est ce que nous recherchons.
Bien sûr, nous avons également beaucoup de clients amateurs, qui font de la peinture loisir ainsi que des clubs ou des groupes de peinture qui trouvent avantageux les achats de groupes sur lesquels nous faisons des remises. Nous avons également des galeries, ainsi que des institutions telles que des écoles d’art.
Enfin, nous pouvons être contactés du monde entier. Nous avons des clients partout en Europe, qui généralement apprécient la qualité de nos châssis et de nos prestations. Nous souhaitons, à l’avenir, développer également une gamme « classique », un peu plus économe, afin de toucher un plus large public, tout en conservant la qualité du lin.
– Toile montée sur châssis (recto et verso) –
3/ Quels sont les points essentiels à vérifier lors de l’achat d’une bonne toile sur châssis?
En général, vous pouvez savoir si des toiles sur châssis sont de bonne qualité en connaissant le fabricant. La fabrication et la vente de châssis entoilés est un métier très particulier. C’est un travail difficile et très exigeant, souvent mal récompensé, parce qu’il faut connaître les caractéristiques techniques des produits (les colles, les liants, les blancs, les imprimatures, la qualité des bois au séchage,…) Et il faut savoir allier tradition et modernité afin d’évoluer avec son temps.
– Pose de l’apprêt –
Je dis mal récompensé parce que, souvent, les artistes, face au dilemme de l’achat de produits de qualité, qui durent des années voire des décennies ou même parfois des siècles, cèdent par nécessité financière à l’achat de toiles bon marché et de très mauvaise qualité, souvent fabriquées en Chine ou en Europe de l’Est, dans de mauvaises conditions et avec une qualité déplorable.
Pour être encore plus précis, et parce que les artistes doivent le savoir, les grandes entreprises, notamment chinoises, disposent de fonds quasi-illimités et pratiquent ce que l’on appelle du dumping, c’est à dire qu’ils fabriquent et vendent des produits à perte, comme les toiles à peindre, en réduisant leur coût de fabrication, leur qualité de toile, et baissant au maximum leur tarifs. S’ils travaillent à perte, ce n’est pas pour l’amour des artistes : il s’agit d’une stratégie commerciale imparable. Ils se retrouveront ainsi avec le monopole du marché et pourront donc, dans quelques années imposer leurs prix sans améliorer leur qualité.
– Du bois, de la toile plusieurs possibilités –
La plupart des artistes, amateurs et professionnels, cèdent aux sirènes de ces prix attractifs, et les fabricants artisanaux de toiles de qualité perdent alors leur clientèle et meurent. Il ne reste donc plus qu’une poignée de bons fabricants Français, soucieux des artistes et de perpétuer un savoir-faire.
La qualité, bien sûr, à un prix. C’est en ce sens que le fait de s’engager dans un métier comme celui-là est une passion, et un grand désir de travailler avec les artistes, plus qu’une solution sure de pérennité financière. Mais nous avons aussi des récompenses, à travers des clients fidèles, des artistes qui nous encouragent, comme nous le faisons pour eux. Nous avons même, parfois, des œuvres que les artistes nous offrent par amitié, ce qui nous touche énormément. Il n’y a pas de plus belle récompense pour un fabricant engagé!
– Découpe et ajustement de la toile avec le châssis –
Pour répondre maintenant plus simplement à votre question, il y a plusieurs critères:
LA TOILE
La première est la qualité de la toile. Ne vous fiez pas à l’harmonie du grain et de l’enduit, c’est un piège. Une enduction au gesso trop harmonieuse est synonyme d’une machine industrielle qui dépose un produit conçu pour passer à travers les tuyaux d’une machine plus que pour ses qualités sur la toile finie. De plus, en réalité, l’aspect rugueux ou moins uniforme d’une enduction n’a que peu de conséquences finales.
En effet, les artistes qui travaillent dans les lisses par exemple, souvent pour le réalisme, n’attaquent pas une toile sans préparer leur propre enduit par-dessus la surface offerte de la toile achetée. Ils la lissent alors à leur guise. Le vrai critère pour la toile reste son élasticité au toucher.
– Rouleaux en toile de lin –
Une toile trop rugueuse, et trop sèche, est signe de mauvaise qualité. On voit également rapidement à l’épaisseur de la toile si celle-ci est de qualité. Une mauvaise toile, même parfaitement enduite, harmonieusement, sans défauts, mais d’une épaisseur très faible, est signe d’une toile pulvérisée avec un blanc (souvent douteux) de très mauvaise qualité, qui avec le temps fera craquer votre toile, ou pire.
Une toile plus épaisse, et élastique au toucher, est signe d’une enduction sérieuse, de trois couches au minimum. Si l’enduction n’est pas tout à fait régulière, et que vous distinguez une couche sur l’autre, tant mieux! C’est le signe d’une enduction à la main, réalisée en trois jours (sans compter les deux jours d’encollage qui la précède).
– éléments de châssis –
LE BOIS
Il y a ensuite bien sûr la qualité du châssis. Ni trop lourd (châssis en pin) ni trop léger (châssis en bois exotiques qui sont un désastre écologique, de par les forêts que l’on détruit et les moyens polluants mis en œuvre pour les acheminer vers la France).
Assurez-vous qu’il s’agit de châssis en bois de sapin. C’est un bois Français, ou Européen, dont la coupe est contrôlée et même régulée (la politique du « un arbre coupé, deux arbres replantés »). Le sapin est le bois idéal pour un châssis. Linéeux, robuste, beau, un sapin de qualité aura peu de nœuds (aucuns nœuds est très rare). Et c’est son épaisseur qu’il faut regarder.
Plus un châssis est épais, moins il a de chance de vriller, et plus il sera robuste dans le temps. Songez que vos toiles vont voyager, d’expos en expos, de fonds d’ateliers en garages, et même après avoir trouvé acquéreur, elles voyageront sans cesse. Il faut les traiter avec amour dès le départ. Une œuvre d’art est un investissement affectif.
A titre comparatif, nous vendons des châssis de 2,8 cm d’épaisseur pour 6,3 cm de largeur de baguettes. Vous pourrez trouver des châssis sur le marché d’1,5 cm d’épaisseur pour 3,5 cm de largeur pour les mêmes formats! C’est à peine croyable.
– Clés en bois en vrac –
– Toiles de lin au mètre –
4/ Vous travaillez essentiellement avec de la toile de lin. Quelles sont les qualités?
Nous travaillons effectivement uniquement avec de la toile de lin et nous espérons le faire le plus longtemps possible, même si nous recherchons en même temps un nouveau tissu qui pourrait convenir aux artistes qui ont le moins de moyens. Nous sommes en effet partagés entre le fait que chaque artiste ait droit à la qualité, et le fait que le lin soit, de par sa qualité et sa rareté nouvelle, très onéreux. Tant que nous le pourrons, nous ne travaillerons qu’avec du lin.
Sa fibre est, et reste la meilleure, et la plus adaptée en tant que support à peindre. Tout d’abord parce qu’elle est naturelle, mais aussi d’une résistance surprenante. Ensuite parce que nos entreprises de tissage ont acquis des techniques d’ennoblissement exceptionnelles qui peuvent rendre le lin soyeux ou robuste, à la demande.
Nous sommes là dans l’excellence à la française. Enfin, en terme de solidité dans le temps, il vous suffit de vous rendre dans n’importe quel musée pour constater qu’une toile de lin tient parfois depuis 500 ans tandis que les toiles de coton tombent souvent en morceaux au bout de deux ou trois décennies, parfois moins. Le lin est le meilleur alliage entre tradition et modernité, il est le frère naturel de la peinture d’art.
– Apprêt Rouge de Mars – Apprêt blanc Gesso –
5/ Parlez-nous un peu de l’apprêt ?
Aujourd’hui vous trouverez autant d’enduits acryliques que d’enduits à la colle de peau. Et c’est une bonne chose.
Nous ne travaillons qu’avec des enduits acryliques, pour des raisons manifestes de solidité dans le temps. Un gesso acrylique supportera aussi facilement la peinture acrylique que la peinture à l’huile, ou toutes autres matières qui se présenteront. Les colles de peau sont traditionnelles, mais difficiles à mettre en place, moins fiables, et déontologiquement douteuses.
6/ On trouve 2 types d’entoilage : avec semences ou agrafes. Que conseillez-vous?
En ce qui concerne l’entoilage, je conseille sans l’ombre d’un doute l’agrafage à l’arrière de la toile. Les semences (les petits clous) sur la tranche des toiles, ont été utilisées à une époque où c’était la seule alternative technique pour tendre une toile sans en abîmer la surface (difficile de taper des clous à l’arrière de la toile.)
Depuis, ils persistent par tradition, ou plutôt par nostalgie d’une époque, voire par esthétisme. En effet, certains considèrent qu’en utilisant ces toiles à semence, ils s’inscrivent dans la lignée de grands peintres illustres. Mais croyez-moi, Cézanne, ou Ingres, n’étaient pas des adorateurs de la tradition, mais des avant-gardistes prêts à accepter la nouveauté quand elle visait à l’amélioration raisonnable d’un moyen technique.
En ce sens, les agrafes en sont un exemple parfait. C’est un moyen technique qui débarrasse l’artiste d’avoir à encadrer sa toile, s’il ne le désire pas, sans avoir à dissimuler des semences qui deviennent alors embarrassantes et disgracieuses. Leur effet sur la toile est le même, la toile reste parfaitement tendue.
Un autre avantage avec les agrafes : si la toile doit être rentoilée, il y aura plus de marge propre et non endommagée par les agrafes à l’arrière (plus éloignées de la surface peinte) qu’avec les semences.
– Châssis entoilés prêts à partir –
A suivre sur le web:
Du côté de chez vous:
Vous avez envie de mettre en avant un professionnel du milieu de l’art, un métier en étroite relation avec celui d’artiste-auteur ? N’hésitez pas à formuler vos souhaits ou vos idées en commentaires.
@Céseize: Avec plaisir et en plus Philippe parle de son métier avec le coeur, ça se sent, ça se voit !
–
@Lavieenrouge: Les clous non alignés ça peut faire un genre aussi 😉
Très intéressant, du coup je me dis que j’ai quand même pas mal de toiles à clous et oui c’est un handicap parfois pour la bonne présentation de son travail, surtout si les clous sont mal alignés.
J’aime bien le fait de ne pas avoir de clous à mettrent en blanc pour pouvoir peindre sur la tranche.
Merci pour se reportage très complet!